L’art de vivre

« Pratiquement chaque objet façonné utilisé aujourd’hui peut être facilement fabriqué en matière plastique, dans une grande usine, par des conducteurs de machine dont la qualité principale est de pouvoir survivre à un extrême ennui. Ces ouvriers eux-mêmes sont en voie d’être rapidement remplacés par des robots qui, paraît il, ne s’ennuient jamais.

Ces objets ainsi produits remplissent souvent très bien leurs fonctions. Ils sont laids car la beauté d’un objet ouvré dépend de la texture d’un matériau naturel associé à l’habileté et aux soins fervents d’un artisan ; il dure peu et, par conséquent, notre monde devient encombré par des objets en plastiques partiellement détériorés, détraqués, dont la production pollue notre planète à une échelle jamais atteinte. Mais, somme toute, ils fonctionnent.

Si tout ce qu’on utilise doit être laid, et ennuyeux à fabriquer, quel peut être alors le but de notre vie ? Ce qu’on appelait la qualité de la vie, cela a-t-il vraiment existé ? C’est-à-dire une qualité de vie bonne et suffisante. Pourrait-elle revenir ? Ou bien notre espèce doit-elle poursuivre sa destinée, soumise aux travaux ennuyeux et entourée de médiocrité et de laideur ?

On dit que c’est la production en série qui permet à tant de personne de notre population mondiale, grossie outre mesure, d’avoir tellement d’objets. Cet argument soulève deux questions. Premièrement, avons-nous besoin de tant d’objets ? Je vais souvent dans les magasins locaux et contemplent leurs marchandises avec étonnement. Je ne comprends pas comment la possession des neuf dixièmes de ces produits peut accroître d’une manière quelconque le bonheur d’un personne, ou le rapprocher de ce que l’on pourrait décrire comme la « belle vie ». Ces objets finiront rapidement à la décharge publique et prouveront ainsi qu’ils n’auraient pas du être produits en priorité. Deuxièmement, doit on inciter les gens à se contenter de camelote produite en série quand une proportion croissante de la population des pays « développés » est au chômage ? La seule raison possible de faire la camelote est qu’il n’y ai pas assez d’ouvrier pour produire une qualité vraiment supérieure. Mais il y a assez d’ouvrier. Ou il pourrait y en avoir assez si l’on formait les jeunes à de bons métiers utiles et intéressants.

Est-il admissible d’utiliser des objets, quelle que soit leur commodité que nous savons produits dans des conditions pénibles, voire humiliantes, pour l’être humain qui les a fabriqués ? C’est en espérant pouvoir me sentir moins coupable que j’ai commencé à regarder autour de moi et à faire les recherches qui m’ont conduit à écrire ce livre. Il doit être sûrement possible, pensais-je, de produire les choses dont nous avons réellement besoin, sans obliger les hommes à vivre et à travailler dans une telle ambiance.

Le Chatti ou le Debbie.

Ai-je dis que les objets fabriqués en séries remplissent très bien leurs fonctions ?

Si oui, j’ai contredit le grand poète et mystique bengali Rabindranath Tagore qui, comparant un Debbie, ou bidon de 18 litres utilisé pour l’essence avec un Chatti qui est un pot en terre créé par l’artisan du village, décrivait le premier comme un moyen. Le Debbie ? A-t-il écrit, transportait l’eau aussi bien que le Chatti mais, ce faisant le Debbie était laid. Non seulement le Chatti rendait parfaitement le même service mais il apportait plus – il réjouissait à la fois l’utilisateur et le spectateur. Le poète aurait pu ajouter que même une jolie femme paraît laide en portant un Debbie sur sa tête, alors que le dernier des laiderons est embellis par le port d’un Chatti. Il aurait pu ajouter que l’emploi du Chatti aide à vivre un ami et un voisin du village, tandis que le Debbie favorise simplement la pollution et participe a la dégradation de notre planète.

La discipline des matériaux naturels.

L’emploi d’objets façonnés dans des matériaux naturels procure un plaisir très supérieur a celui que donne simplement le travail accompli. La forme, la texture, le contact délicat de tels objets, ainsi que la connaissance de leurs origines – les arbres, des graminées croissants dans un champs, un morceau de cuir de bœuf, un fragment de roche vive – renforcent la satisfaction de les voir et de les utilisés. Le bois, le fer, l’acier ( y compris cet excellent matériau qu’est l’acier inoxydable ), d’autres métaux précieux ou vils, les gemmes et les pierreries, la pierre, le cuir, les fibres naturelles telles que laine, chanvre, lin, coton, soie et jute, l’argile, ces matériaux, façonnés et assemblés par la main habile de l’artisan engendre tous les objets dont nous devrions avoir légitimement besoin. Si quelque chose ne peut être fait avec ces matériaux naturels, je n’en veux pas, c’est tout.

La grande difficulté de travailler un matériau naturel impose une discipline qui incite l’artisan à produire une chose aussi belle qu’utile. C’est la fibre du bois et sa tendance à ne se fendre qu’en un seul sens, qui oblige le charpentier, le charron, le tonnelier, le tourneur ou le constructeur de bateau a travailler d’une certaine manière pour profiter des qualités du bois et surmonter ses désavantage, et qui détermine la beauté propre aux objets en bois. Elle force aussi l’artisan du bois à s’initier aux arcanes de son métier et cela s’élève bien au dessus du simple ouvrier d’usine. Le premier idiot venu peut mouler de la matière plastique ; elle n’a aucun fil.

Ce sont les contraintes de la pierre, en tant que matériau de construction, qui ont poussé les bâtisseurs au long des siècles à parfaire la beauté des arcs, des voûtes, des colonnes, des arcades et des arcs-boutants. Le béton quand il est armé, peut prendre n’importe quelle forme mais n’est que rarement transformé en quoi que ce soit de beau. Regardez donc un gratte-ciel moderne, pourriez-vous dire. Oui, mais comparait-le avec les voûtes en éventail du les plafonds de l’abbaye de Sherborne, en Dorset, dont j’ai fixé une photo sur le coté de mon classeur et qui m’écrase de respect chaque fois que je les regarde. Le fait que l’un a été construit pour l’enrichissement de Mammon et les autres pour la gloire de Dieu doit y être aussi pour quelque chose.

Coût réel.

Les objets fabriqués à la main sont initialement plus cher que ceux faits en série, mais le sont-il à long terme! Il est sûrement plus économique de payer un ami et voisin – un artisan local – pour qu’il vous fasse quelque chose qui vous convienne que de débourser un peu moins pour un objet de basse qualité produit en série au antipodes et Dieu sait par qui. L’argent que vous remettait à votre voisin peu vous revenir. En favorisant ses affaires vous enrichissez votre propre localité. En outre vous augmentez la somme totale des vrais plaisirs existant en ce monde, car votre artisan est presque certainement heureux de façonner pour vous un objet dont vous aimerez sûrement la possession et l’usage? L’ouvrier ou l’ouvrière d’usine peuvent apprécier leur salaire, mais leur travail, eh bien, non.

A présent, ceux qui cherchent et réclament des objets d’artisanat passent souvent pour élitistes. Oui, nous le sommes, évidemment ; l’accusation est pleinement justifiée. Et le mieux, quant aux élitistes, et que n’importe qui peut l’être s’il ou elle le veut. Venez avec nous! La place ne manque pas dans cette élite ; en fait, il y en a pour tous. Personne n’est tenu de s ‘accommoder de la camelote en série. Ce fatras n’existait pas il y a deux cents ans, et pourtant les hommes faisaient parfaitement leur chemin, ils naissaient, vivaient, mouraient comme aujourd’hui. Certains ne peuvent pas se permettre de rejoindre notre élite, dites-vous. Oh ! Si ! Ils le peuvent – tout ce qu’ils ont à faire est de vivre avec moins de ces objets inutiles qu’ils sont arrivés à croire nécessaire actuellement. Le mot élitiste est employé aujourd’hui comme s’il était honteux d’être membre d’une élite. Je trouverais honteux de ne pas faire partie précisément de la nôtre.

Et ainsi , lentement et systématiquement, je débarrasse autant que je peux mon logis de la camelote en série, soit en apprenant à me passer de certaines choses, soit en les remplaçant par d’autres faites dans un honnête matériau par des gens qui ont eu du plaisir à les fabriquer et qui, après une formation longue et assidue, ont su les façonner superbement. Cela m’a mis en relation avec beaucoup d’artisans, en Irlande où j’habite, au pays de Galles où j’ai vécu, en Angleterre où je suis né, en France, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Grèce, et même au Proche-Orient et en Afrique. Certains d’entre eux étaient pauvres, d’autres luttaient pour survivre mais, pauvres ou non, ils avaient tous une chose en commun : ils aimaient leur métier. Ils en étaient très fiers et, si vous vous y intéressiez, ils montraient volontiers leurs travaux et comment ils les réalisaient.

Rémunération

Les plus vieux artisans ont toujours cette ancienne attitude, à l’égard du prix de leur travail, qui était jadis universelle mais se raréfie, hélas, à présent. Ils pensent qu’un bon travail appelle une récompense légitime. Aujourd’hui, l’attitude prédominante est : « Mon prix sera le maximum admis par le client ».

[…] »

Extrait du livre de John Seymour, Métiers oubliés, édition du Chêne